Dominique Lutringer est un artiste français basé au Japon. Diplômé de l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, son travail propose un dialogue entre des lignes épurées, des motifs répétés et des formes évanescentes. Ses œuvres invitent à la contemplation, au silence. Sa palette se distingue par l’utilisation subtile de couleurs lumineuses et vibrantes. Dominique Lutringer est représenté au Japon par la Dansk Möbel Gallery à Tokyo et Osaka et par la galerie Ain Soph Dispatch à Nagoya. Il participe à des expositions collectives et anime de nombreux ateliers dans le cadre d’universités ou écoles d’art.
Dominique, votre parcours artistique semble profondément lié à l’histoire d’une rencontre avec le Japon : une culture, une esthétique, un peuple. Vos compositions épurées reflètent clairement cette influence. Pourriez-vous nous parler de cette terre pays d’adoption ?
Mon parcours artistique est avant tout une histoire de rencontres. En France, j’ai grandi dans un environnement marqué par l’éducation, grâce à une tante enseignante qui a joué un rôle clé dans mes premières années. Cette proximité avec le monde de la transmission a toujours accompagné ma pratique artistique. (Je partage une partie de mon temps à intervenir auprès d’un jeune public souvent très loin du monde de l’art). Cependant, c’est au Japon que ma carrière d’artiste a véritablement pris son essor. Attiré par ce pays après une lecture marquante pendant l’adolescence, j’y ai d’abord effectué un séjour de quelques semaines, avant de m’y installer dans ma trentaine. Très vite, des rencontres fortuites m’ont orienté vers la peinture. Une première exposition décisive et une commande pour le Ritz Carlton d’Osaka ont été des tremplins majeurs, me permettant de me consacrer pleinement à la peinture. Ces opportunités m’ont ouvert des portes et m’ont permis de développer un réseau solide, indépendant des circuits traditionnels.
Avec les événements de Fukushima en 2011, le Japon a radicalement changé. La situation économique, déjà en difficulté, a continué à se dégrader : nombre de mes clients, architectes, designers, collectionneurs ont cessé leurs activités, tandis que d’autres ont quitté le pays. Un heureux concours de circonstances m’a permis de rencontrer une importante galerie d’art contemporain, la Tezukayama art gallery qui m’a représenté pendant une petite dizaine d’années, puis qui au moment du Covid a décidé de ne se consacrer qu’à ses artistes japonais. Aujourd’hui, je suis représenté par une galerie à Nagoya et des galeries de design à Tokyo et une nouvelle galerie à Osaka pour 2025. À l’international, je travaille ponctuellement avec une galerie à Singapour et j’expose également en France. Cependant, je continue de mettre beaucoup d’énergie à promouvoir mon travail au travers de circuits parallèles. Cela permet le contact direct avec des collectionneurs et souvent aboutit à une relation qui dépasse le simple cadre de l’art. Ce qui est quasiment impossible avec une galerie dans la mesure où l’on a pas souvent l’occasion de discuter avec les collectionneurs. Être Français m’a longtemps offert un accueil bienveillant dans le milieu artistique japonais, un atout qui m’a aidé à m’intégrer et à développer mon travail. Cependant, ces dernières années, le contexte a changé : le Japon semble se replier sur lui-même, notamment dans le domaine artistique. Cette évolution rend l’insertion plus complexe, d’autant que les artistes japonais restent, dans l’ensemble, peu communicatifs. Malgré ces défis, je continue à m’adapter et à explorer de nouvelles opportunités, aussi bien au Japon qu’à l’international, tout en restant fidèle à ma double passion: la création et la transmission.
Dans un pays qui semble se replier sur lui-même depuis plusieurs décennies, quels défis et quelles opportunités rencontrez-vous en tant qu’artiste étranger ? Comment s’est forgé votre travail artistique ?
Mon travail artistique s’est construit au fil des années, influencé par des expériences personnelles et des rencontres culturelles marquantes. Mes premières années ont été fortement imprégnées par la scène artistique américaine et les expressionnistes abstraits. À cette époque, je privilégiais de grands formats très colorés, avec des compositions dynamiques et riches en motifs. Je me souviens d’une exposition de Matisse que j’avais vue lorsque j’avais 7 ou 8 ans. Cette première rencontre avec l’art m’a profondément marqué, et j’ai toujours conservé ces moments d’émerveillement devant tant de beauté. Matisse reste encore aujourd’hui l’artiste par lequel la peinture m’a traversé, transformant durablement ma sensibilité et mon regard en tant que peintre.
L’arrivée au Japon a profondément transformé ma démarche. La pratique de la cérémonie du thé, mon intérêt croissant pour le théâtre Noh, ainsi que l’immersion dans l’architecture traditionnelle et la nature environnante ont peu à peu modifié mon approche. Ma palette s’est assourdie : les couleurs sont devenues plus douces et subtiles, sans être sombres. Les motifs complexes ont laissé place à de grandes plages de couleur, traversées de formes plus simples. Ce changement n’a pas conduit au minimalisme, mais plutôt à une quête d’équilibre inspirée par l’esthétique japonaise, où chaque élément trouve sa place avec retenue et subtilité.
Un tournant important dans mon travail a été le passage du grand format à une expression plus intime. Cette évolution est difficile à formuler en mots, mais elle traduit des impressions ressenties lors de promenades dans des jardins, de visites de temples ou de séjours dans des ryokan traditionnels. Ces lieux évoquent des couleurs, des odeurs et des formes, toujours esquissées, jamais complètement révélées. Le Japon est le pays du “non-dit”, et cette subtilité imprègne ma démarche artistique. Il me semblait que les formats plus intimistes répondaient mieux à ces sensations.
Récemment, j’ai passé quelques semaines à Shigaraki, non loin de Kyoto, réputé pour son argile exceptionnelle. Là, j’ai eu l’opportunité de travailler avec un maître céramiste et de réaliser une dizaine de sculptures pour mon exposition à Nagoya en octobre dernier. Cette première expérience a été extrêmement enrichissante : j’ai découvert le travail en trois dimensions, non pas en ajoutant des éléments, mais en partant d’un bloc d’argile de 20 kilos, pour en soustraire progressivement et aboutir à de petites sculptures de moins de 5 kilos. Cette approche, axée sur l’épuration et l’essentiel, m’a offert une nouvelle perspective sur la matérialité et la forme. Côté technique, j’aime expérimenter avec une variété de matériaux, à la fois traditionnels et contemporains. J’utilise des pigments naturels, du thé vert – dont le pouvoir colorant est fascinant – ainsi que du papier Washi, du charbon de bois, du graphite, et de la peinture à l’huile en bâton. Je travaille souvent directement sur des panneaux de bois, et des papiers très épais, 800 g/m2 : j’ai besoin de surfaces dures et texturées, qui me permettent de superposer les couches. Chaque couche reste visible, contribuant à une richesse de textures et de profondeurs. Mon processus repose sur l’accumulation et la transparence, chaque étape dévoilant quelque chose de ce qui l’a précédée.
La scène artistique japonaise reste souvent mystérieuse pour le public occidental : ses villes, ses galeries, et ses principaux acteurs sont encore largement méconnus en Europe. Comment décririez-vous cet univers unique. Quels aspects mériteraient, selon vous, d’être mieux compris ?
La scène artistique japonaise est divisée en compartiments regroupant des genres très différents, mêlant traditions et avant-garde contemporaine. Elle s’organise principalement autour de trois pôles urbains : Tokyo, Kyoto et Osaka, chacun ayant sa propre identité artistique. Osaka se distingue peut-être comme la plus dynamique, avec une scène plus informelle et davantage ouverte aux jeunes artistes et projets collaboratifs, bien qu’elle reste paradoxalement assez fermée aux apports étrangers. Lors des dernières foires, comme la Tokyo Art Fair ou l’Osaka Art Fair, la présence des galeries internationales avait quasiment disparu, témoignant d’un repli sur soi qui s’est accentué ces dernières années. Cette tendance est en partie le reflet des évolutions économiques et sociales du pays.
Lors de nos échanges téléphoniques, vous m’avez évoqué la jeunesse japonaise et les crises que le pays traverse depuis plus de trente ans. Quel regard portez-vous sur la société japonaise ?
Depuis plus de 30 ans, le Japon traverse une série de crises : l’effondrement de la bulle économique des années 1990, le vieillissement rapide de la population, et des catastrophes comme Fukushima en 2011, qui ont profondément fragilisé l’économie et la société. La jeunesse aspire à s’émanciper des traditions et d’un système social rigide, mais est-elle prête à sacrifier son confort et une certaine facilité de vie ? C’est là tout l’enjeu de la prochaine génération. Elle devra relever des défis majeurs, à commencer par le vieillissement de la population et la forte baisse de la natalité, qui ne garantit plus le renouvellement des générations. Par ailleurs, l’omniprésence de la technologie fragilise les relations humaines et accentue l’isolement, particulièrement après le Covid, où de nombreux jeunes ont choisi de ne plus sortir de chez eux. Le phénomène des hikikomori touche aujourd’hui environ 1,5 million de personnes, un problème social majeur auquel ni les politiques ni la société ne semblent en mesure d’apporter une réponse efficace. Malgré tout le Japon a traversé des crises majeures (économiques, naturelles ou sociales), et la jeunesse actuelle pourrait catalyser un changement en adoptant des modèles plus inclusifs et créatifs. Les générations plus jeunes remettent en question les normes traditionnelles, ce qui ouvre la voie à une société potentiellement plus équilibrée, avec des valeurs modernes adaptées à leurs aspirations. Mais pour cela faudra-t’il que les politiques et la société les soutiennent par des mesures économiques plus solidaires, ce qui est encore loin d’être une évidence en regardant la classe politique atone avec un manque de leadership et de vision claire et qui a perdu la confiance de la population qui a bien compris qu’elle ne pourra compter que sur elle-même.
Pensez-vous qu’il existe un “avant” et un “après” Covid, que ce soit dans la société japonaise ou sur le marché de l’art ?
Le Covid a accentué l’isolement social, déjà amorcé par une dépendance croissante à la technologie. Les interactions sociales ont drastiquement diminué, et le télétravail n’a fait qu’amplifier ce phénomène. Cela a entraîné une réduction significative des événements culturels et une transition des marchés de l’art vers des plateformes exclusivement en ligne. De nombreuses galeries ont choisi de supprimer leur présence physique pour se concentrer sur des espaces virtuels. Ces évolutions ont eu un impact économique majeur, tant pour les galeries que pour les artistes, mais elles ont également ouvert de nouvelles opportunités de diffusion artistique et de visibilité pour les créateurs. Les prochaines années et les changements significatifs qui surviendront nous donnerons un vision plus claire des enjeux à venir.
Lors d’une discussion, vous m’avez mentionné Philippe Guillemant et l’importance de la synchronicité dans votre vie. Pourriez-vous nous en dire davantage ?
J’ai découvert le physicien Philippe Guillemant il y a quelques années, et sa théorie sur le temps m’a beaucoup intéressé. Il considère le temps non pas comme une progression linéaire, mais comme une onde. Cette perspective s’inscrit dans sa “théorie de la double causalité”, qui suggère que le temps et l’espace sont flexibles et peuvent être influencés par la conscience et les intentions humaines, ce qui, en résumé, peut conduire à des synchronicités. Avec le recul, je me suis rendu compte qu’à des moments importants de ma vie, j’ai eu à faire des choix qui pouvaient considérablement en changer le cours. Des synchronicités sont venues me montrer un possible futur alternatif. Ces expériences ont considérablement impacté le déroulement de ma vie.
Pour finir, une dernière question, quels sont vos projets ? Quels sont vos rêves, vos envies et vos ambitions pour l’avenir ?
Pour l’instant, je me concentre sur mon travail, qui a pris un nouvel élan. Enfin, je ne sais pas si “élan” est le mot juste, mais plutôt une prise de conscience de là où j’en suis aujourd’hui dans mon travail d’artiste. Mes premières années ont été jalonnées de rencontres déterminantes. Les portes s’ouvrent moins facilement aujourd’hui, et c’est bien normal. Je n’ai jamais travaillé selon un plan de carrière, mais plutôt au gré de coups de cœur et d’envies, sans vraiment envisager leurs conséquences à long terme. Je me considère comme un voyageur sans bagages, avançant au gré de mes envies, sans contraintes. Cela peut être parfois assez perturbant, mais c’est le chemin que j’ai choisi de suivre, et j’en assume les conséquences. Cela reflète ma manière de concevoir la vie d’artiste, libre, mais aussi marquée par une forme d’éphémérité assumée.
Lors de mon séjour au Vermont Studio Center, j’ai rencontré des artistes de différents pays avec lesquels j’ai tissé des liens durables. Je pense aujourd’hui à créer une résidence d’artistes ici, au Japon, pour commencer par les inviter, eux, tout d’abord. Si le projet s’avère pertinent, je pourrais le développer pour accueillir d’autres artistes souhaitant passer un temps au Japon. C’est un projet sur le long terme qui nécessitera beaucoup de temps et d’investissement. Il faudra donc faire des choix et peut-être réduire mon temps consacré à la création artistique pour en donner à d’autres. Mais c’est, en tout cas, un très beau projet.
Crédit Photo: © Dominique Lutringer
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